Araignées et allomones

Araignées insolites

 

ARAIGNEES  A  ALLOMONES

 (MIMETISME CHIMIQUE AGRESSIF)


ANATOMIE  ET COMPORTEMENT  DES  ARAIGNEES  : VINGT-CINQ  ANS  DE  RECHERCHES

  (Version 2022)


Couleurs conventionnelles :
      En noir et italiques, termes anatomiques ; en violet,, noms génériques et spécifiques ; en vert, noms de familles et sous-familles ; en orange,, parties les plus importantes et résumés ; en bleu, liens divers.
Abréviations conventionnelles :
    M.E.B. : (photographie en) microscopie électronique à balayage
M.E.T. : (photographie en) microscopie électronique à transmission
C.H. : coupe histologique (microscopie photonique)



Depuis qu’Hutchinson (1903) décrivit pour la première fois le comportement prédateur singulier d’une Mastophora californienne, il est bien connu aujourd’hui que les représentants de plusieurs genres d’Araneidae capturent exclusivement les mâles de Papillons nocturnes (Hétérocères) et de certains Microdiptères Nématocères. Ces Araignées se sont en effet spécialisées dans la maîtrise de proies originales en les attirant avec des sémiochimiques particuliers, les allomones qui miment les phéromones sexuelles de leurs femelles. Par définition, une allomone (du grec ancien ἄλλος allos "autre" et phéromone), est, selon Brown et Eisner (1968) une substance élaborée et émise par un individu d'une espèce donnée affectant le comportement d'un membre d'une autre espèce toute différente au profit du producteur mais pas du récepteur.

La vaste famille des Araneidae est bien connue pour son industrie séricigène classique et devenue un «symbole» de l’ordre tout entier : le tissage fondamental de toiles géométriques orbiculaires auquel participent plusieurs types de glandes.  Ces édifices comportent des fils de tension avec points d’ancrage, une charpente et une orbe caractéristique en forme de «roue» associant un moyeu, des rayons ou radii et la spirale visqueuse (Fig. 1,2).

        

Toile orbiculaire
Orge Clypeata
Fig.1 - Toile géométrique orbiculaire d' Aranéine. Vue totale. L'Araignée s'est dissimulée (Hérault)
Fig.2 - Orbe de Micrathena clypeata  installée sur le moyeu. Vue partielle de la toile (Sautero-La Levée, Guyane)
C, fils de charpente - M,  moyeu fermé (Fig.1) et ouvert (Fig.2) - S, spirale captrice visqueuse traversant  les secteurs  que délimitent des radii  (flèches A.Lopez , d'après deux diapositives)


Appelée «fil de capture gluant» par Peters (1987),  la spirale est la pièce maîtresse du piège. Elle tire son origine de 4 glandes agrégées dont le corps sécrète par son épithélium un liquide glycoproteinique visqueux, faiblement acide, et de deux glandes flagelliformes élaborant un produit non gluant, d’aspect élastique. Ces deux catégories de glandes s’associent en unités fonctionnelles qui disparaissent chez les mâles adultes (Sekiguchi, 1952 ; Peters,1955). Les canaux excréteurs des agrégées ont une structure particulière (Kovoor & Zylberberg,1979) et modifient la composition finale de la glu, ainsi que son hydratation. Ils aboutissent aux filières postéro-latérales pour s’y terminer par des fusules étroitement rapprochées en « triades » (Kovoor & Lopez,1982). La sécrétion des flagelliformes est extrudée en fibres axiales que recouvre la glu des agrégées.

    Les Araneidae «spécialistes» de Lépidoptères et de Diptères mâles ont abandonné totalement l’orbe conventionnelle et sa spirale captrice visqueuse. Ils constituent le seul groupe d’Araignées devenues réllement monophages ou presque au cours de leur évolution, un phénomène remarquable et peu connu encore des Zoologistes.
 
Ces Araignées «vedettes» appartiennent essentiellement à trois groupes systématiques : les Celaenieae, les Mastophoreae (sous-famille des Mastophorinae) et le genre Kaira, bien distinct des deux précédents, d’ailleurs inclus dans une autre lignée d’ Araneidae avec les genres Metepeira, Aculepeira et  Amazonepeira

     Un quatrième groupe d’ Araneidae, la tribu des Cyrtarachnineae (Simon,1892), serait apparenté aux Mastophorinae (Eberhard,1980 ; Robinson,1982) mais n’en a pas moins conservé le tissage d’une toile géométrique à orbe modfiée.

Des points communs indiscutables rapprochent curieusement les Celaeniae, les Mastophoreae, les Cyrtarachnineae et Kaira sans préjuger des «surprises» que réserve l’anatomie interne et qui contribueront ensuite à bien séparer le genre des trois tribus, compte tenu par ailleurs de la structure des cocons et de l’éthologie.

         ► Le corps de presque toutes ces Araignées porte de curieuses protubérances abdominales et prosomatiques, mousses ou épineuses (Fig.3).

Mastophora de face
Fig.3 - Mastophora cornigera, femelle, vue frontale
Deux cornes bifurquées sur le prosoma et protubérances sur l'abdomen. D'après Internet.

   
   L'histologie montre que chez
Mastophora celles du  céphalothorax, en forme de "cornes" bifurquées, "hébergent" des diverticules intestinaux du thoracentéron avec leurs guanocytes ou cellules à guanine (Fig.4).

 Mastophora 12

Fig.4 - Mastophora cornigera, femelle immature : coupe histologique transversale du prosoma passant par les cornes (H, Hb). C, cuticule - D, diverticules intestinaux - G, guanocytes -;  M, muscles A.Lopez C.H.)

 

           ►Leurs pattes I et II sont garnies d’épines ventrales chez Celaenia (Fig.5), de longs poils sétacés, et dans le cas particulier des mâles et immatures de Mastophora, d’une rangée prolatérale de soies spéciales acérées facilitant la préhension directe des proies (Gertsch,1955 ; Eberhard,1980)(Fig.6).


Celaenia pattes cocons
Mastophora 5
Fig.5 -  Celaenia excavata femelle sous ses cocons
Fig.6 - .  Mastophora immature, vue de face : céphalothorax avec ses cornes, pattes I et II, abdomen avec ses bosses à l'arrière plan .
Pattes hérissées d'épines ventrales (fémurs), étalées dans l'attente d'une proie (©B.Lopez, Brisbane)
H, cornes - 0, région oculaire. Les  pattes sont garnies de soies (©A.Lopez, dessin.)

 

         ►Le dimorphisme sexuel volumétrique est souvent considérable : mâles nains ou «pygmées» de Mastophora (Gertsch, 1955) (Fig.7,8) et Celaenia  sans atteindre toutefois l’inégalité de taille extravagante observée chez d’autres Araneidae telles que les Argiope, Cyrtophora et les Nephila (Néphiles) (Fig.9).


Mastophora dimorphisme
Mastophora et mâles
Nephila dimorphisme
Fig.7 - Dimorphisme sexuel volumétrique chez Mastophora Fig.8 - Dimorphisme sexuel volumétrique chez Mastophora Fig.9 - Dimorphisme sexuel volumétrique chez Nephila
Mastophora bisaccata : M, mâle - F, femelle
Dessin A.Lopez
Mastophora phrynosoma : femelle entourée par 4 mâles
D'après Internet
Nephila comorana : le mâle minuscule est visible au-dessus de l'extrémité de l'abdomen femelle.  (©A.Lopez,Mayotte)


             Elles se camouflent de jour dans la végétation grace à leurs formes et couleurs cryptiques (Fig.10), parfois vives (Poecilopachys)(Fig.12) mais pouvant aussi les faire ressembler à des…fientes d’oiseau (« bird dropping spiders ») lorsque le blanc et le noir prédominent comme chez Caelenia (Fig.11) !


 

Cornigera femelle
Caelaenia femelle
Poecilopachys
Fig.10 - Mastophora cornigera
Femelle, vue dorsale. Flèche : cornes
Fig. 11 - Celaenia excavata
 Femelle, vue dorsale (Col.A.Lopez)
Fig.12- Poecilopachys  australasia
Femelle, vue dorsale (Col.A.Lopez)



             ►De même, elles tendent à dissimuler leurs gros cocons ovigères, fusiformes ou globuleux, sessiles ou pédiculisés, parfois ornementés, qu’elles tissent parmi les plantes (Fig.  ).

             ► Leur activité prédatrice est strictement nocturne, ce qui en rend l’observation aléatoire et très difficile.

             ►Les femelles adultes capturent des Hétérocères nocturnes, exclusivement dans le cas des Mastophorinae et de Kaira, peut être aussi d’autres proies chez les Cyrtarachneae. Ces Papillons, du moins en Amérique, se rattachent  à 7 familles d’ Hétérocères : Noctuidae, Geometridae, Tineidae,  Plutellidae, Tortricidae, Gelechiidae et Pyralidae ( in Yeargan, 1994).

              ►En revanche, les jeunes immatures, les mâles  subadultes des Mastophorinae, de Kaira et même adultes de certaines Mastophora ne capturent pas des Lépidoptères mais des Diptères Nématocères, presque toujours du sexe mâle, dont la taille est plus en rapport avec la leur : Cecidomyidae dans le cas de Kaira alba et surtout Psychodidae dans celui des Mastophora et de Celaenia (Hickman, 1970 ; Forster & Forster,1973 ; Lauder in Eberhard,1980 ; Yeargan & Quate,1996). Une relation spécio-spécifique existerait d’ailleurs chez trois Mastophora différentes (Yeargan & Quate,1996), chacun de ces taxons tendant à ne capturer qu’une ou deux espèces de Psychoda.

               ►Il existe en gros trois modes de capture excluant totalement l’orbe  classique.

-Utilisation d’une toile rudimentaire en trapèze pourvue d’un «zigzag» singulier chez Kaira, du moins la femelle de K. alba.

-Elaboration de fils pendants garnis d’un ou plusieurs globules trés visqueux et manipulés avec une patte ambulatoire , ainsi que l'a bien décrit Gertsch (1947) comme les  «bolas» qu'utilisent les gauchos sud-américains pour entraver leur bétail.

-Absence de tout dispositif soyeux de capture chez les Celaenieae, ce que corrobore leur appareil séricigène réduit.

-Pour leur part les Cyrtarachneae (in Cyrtarachninae) construisent une toile géométrique élaborée sub- horizontale, rappelant les orbes conventionnelles d’autres Araneidae par sa charpente, son moyeu et ses radii. Elle est toutefois dépourvue de spirale gluante captrice que remplacent  des fils tendus «en ponts» trés lâches dans les secteurs(« spanning-threads »), garnis en leur centre d’un matériel extrèmement visqueux, pendant après rupture comme des «bolas» et engluant surtout des Lépidoptères Hétérocères. Ces derniers pourraient être attirés par des éléments de la toile et (ou) l’araignée qui l’a construite.

               ►Sous toute réserve pour les Cyrtarachneae, dont l’éventail des proies est encore mal connu, les Insectes capturés sont presque invariablement des mâles. Les Araignées émettent pour les «appeler» des substances volatiles odorantes, diffusées seulement pendant la chasse  (Gemeno & al., 2000) et qui simulent les phéromones sexuelles de leurs femelles. Ces sémiochimiques font donc partie des allomones.puisqu’ils sont utilisés pour la communication entre espèces différentes et provoquent une réponse adaptative  favorable pour l’ «émetteur-prédateur», léthale pour la «proie-receveur »

          ►Il existe diverses preuves de la «duperie chimique» («agressive chemical mimicry» : Eberhard,1977 ; Yeargan,1988) pratiquée par les Mastophorines et Kaira.

Les mâles des Insectes, Diptères et surtout Lépidoptères, se dirigent vers l’ Araignée qui les «appelle» en volant contre le vent et en contournant les obstacles visuels interposés, ce qui prouve bien que l’attraction est olfactive.

Les Papillons appartiennent aux seules espèces d’Hétérocères qui soient actives sexuellement dans le secteur lors de la scotophase où l’ Araignée les capture (2 seulement sur 71 : Eberhard, 1977). Certains d’entre eux déploieraient même leurs genitalia lorsqu’ils approchent  du prédateur, confirmant ainsi que l’odeur attractive ne peut être que sexuelle, et cela, d’autant que la reproduction est  leur unique activité imaginale. Qui plus est, les Lépidoptères mâles qu’attire  Kaira alba pourraient ébaucher une pseudo-copulation avec la toile collabée de cette Araneidée (obs. de Stowe). Ceci ne serait pas sans rappeler  la tentative d' "accouplement"  des mâles de certains Insectes Hyménoptères (Scoliidae) avec le labelle d' Ophrys (Orchidaceae) pour polliniser cette dernière !

Il est par ailleurs démontré que certains composés chimiques phéromonaux appartenant aux groupes  HCE (hydrocarbures ou époxydes) et surtout AAA (aldéhydes aliphatiques, alcools, acétates (in Yeargan, 1994 ; Haynes & al., 1996) sont produits à la fois par certains Lépidoptères nocturnes et par des Mastophoreae qui les capturent (Stowe & al.,1987 ; Yeargan,1994). En fait ces dernières élaboreraient plutôt des mélanges phéromonaux («pheromone blends» : Stowe & al.,1987)  dont la composition peut varier dans le temps et expliquerait la capture successive d’espèces différentes au cours d’une même nuit.

                  ►Le lieu de diffusion  phéromonale a été recherché expérimentalement par les auteurs nord-américains qui l’ont attribué chez les Mastophorinae, non au matériel des bolas, du moins lorsqu’ils existent, mais au corps même de l’ Araignée (Eberhard,1977) et, chez Kaira, à la seule toile (Stowe, com.pers.).

Il n’en restait pas moins que la source glandulaire des attractifs allomonaux, problème majeur, demeurait inconnue jusqu’en 1985. A partir de cette même année, l'auteur a donc effectué une série de recherches histologiques pour tenter de la mettre en évidence (Lopez,1985a ; Lopez,1985b ; Lopez,1986 ; Lopez,1998 ; Lopez,1999)

Elles se sont avérées d’emblée fructueuses dans le genre Kaira (Lopez,1985a), y montrant une correlation aussi  spectaculaire que logique entre l’anatomie des glandes à soie agrégées, converties en glandes botryoïdes pourvues de coussinets à cellules géantes (Fig.7,8) et le comportement prédateur de Kaira alba (Lopez,1985b ; Lopez,1986).

Beaucoup plus tard seulement, ces recherches ont orienté A.Lopez (1998) vers une autre conception du phénomène chez les Mastophorinae dont le tissu endocrinoïde folliculaire abdominal, situé près des glandes à soie (Fig.9,10), y est sans nul doute impliqué. On  peut aujourd’hui même ( dès 2007) l’étendre aux Cyrtarachneae sur la base de documents histologiques antérieurs à 1997.

 

BIBLIOGRAPHIE

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Liens externes


https://tr.frwiki.wiki/wiki/Celaenia_excavata

https://forums.futura-sciences.com/biologie/800550-attraction-chimique-de-leurs-proies-araignees.html

https://zims-fr.kiwix.campusafrica.gos.orange.com/wikipedia_fr_all_maxi/A/Mastophora

https://fr.wikipedia.org/wiki/Poecilopachys